Un « jeu sérieux » pour la concertation dans l’élaboration de scénarios de prévention et de gestion des zoonoses :
exploration de la méthode sur l’exemple de la fièvre Q
ZOOJEU prend pour exemple la fièvre Q, une zoonose considérée comme « orpheline » car son diagnostic et sa gestion sont complexes en santé humaine comme en santé animale (Cf. Page web sur la fièvre Q de l'Anses et celle de l'INRS). La fièvre Q ne fait pas partie des maladies réglementées mais sa surveillance et sa gestion sont considérées importantes par les institutions sanitaires pour protéger la santé animale et la santé publique. En l’absence de cadre réglementaire spécifique, lorsque des cas humains groupés surviennent, les pouvoirs publics fontsouvent appel à des « experts » pour analyser les risques zoonotiques, recommander des investigations et préconiser de mesures de gestion. Un groupe national « d’experts », rattaché à la plateforme d’épidémiosurveillance en santé animale (plateforme ESA) a ainsi été créé de façon formelle en 2019 (Cf. Page web Plateforme ESA sur la fièvre Q). Il regroupe aujourd’hui des experts en santé animale et en santé humaine et il est parfois sollicité directement par des acteurs locaux qui redoutent l’émergence de cas humains groupés, notamment lorsque des avortements imputés à la fièvre Q sont diagnostiqués dans des établissements ouverts au public (lycée agricole ou parc animalier par exemple).
L’actualité récente sur la pandémie de la maladie Covid-19 atteste que la gestion des risques liés aux zoonoses, c’est-à-dire des maladies transmissibles entre humains et animaux vertébrés, représente un enjeu sanitaireet économique majeur (Cf. Ouvrage disponible en Open Access aux éditions QUAE). Ce dernier soulève la question des points de vue à prendre en compte pour la gestion d’une zoonose telle que la fièvre Q : à qui donner la parole ? Aux chercheurs, qui cherchent à comprendre la maladie et à développer des outils pour optimiser sa gestion ? Aux acteurs institutionnels, qui ont pour mission de mettre en œuvre des mesures de prévention et de gestion pour protéger de la maladie et de ses effets ? Aux acteurs de terrain comme les éleveurs qui, au quotidien, prennent soin des animaux, mais aussi aux malades qui souffrent de la fièvre Q ? Parvenir àintégrer toutes ces perspectives, sans présumer de la légitimité de leur organisation ou de leur hiérarchisation, représente un enjeu clef pour favoriser la mise en œuvre d'une politique publique sanitaire tenant compte de l’expérience des différentes parties prenantes en prise avec Coxiella burnetii.
ZOOJEU est un projet de sciences collaboratives dont l’objectif est de faire émerger une démarchemobilisatrice au sein de laquelle les différents acteurs sont à l’initiative des options de gestion des maladies d’élevage transmissibles aux humains. Plus particulièrement, ZOOJEU vise à la concertation dans l’élaboration des scénarios de prévention et de gestion des zoonoses grâce à une méthodologie innovante de collaboration entre sciences biotechniques, sciences humaines et sociales et design de l’action publique (Cf. Lien vers vidéo)
La fièvre Q, une zoonose « orpheline » qui préoccupe parfois les institutions sanitaires
En pratique, toutefois, la préconisation de mesures de gestion peut s’avérer complexe pour les « experts » du fait des nombreuses incertitudes qui demeurent sur cette maladie (pourtant connue depuis les années 1930) et parce que les mesures préconisées sont parfois trop « déconnectées du terrain». Ainsi, dans les faits, les actions mises en place pour réduire l’excrétion des ruminants en contexte de cas humains groupés interviennent souvent tardivement. Les épidémies de fièvre Q s’éteignent donc le plus souvent d’elles-mêmes. Ce fut le cas notamment lors de l’épisode de cas humains groupés survenu dans le bassin niortais en 2017 ( Cf. Rapport SPF/GDS France ). Pour autant, les échanges effectués dans ce contexte entre les autorités sanitaires de santé publique et de santé animale ont été fructueux et ont conduit au montage du projet de recherche EXPAIRCOX dont les objectifs étaient d’améliorer les connaissances sur l’exposition aérienne à la fièvre Q mais aussi de décrire comment les risques sanitaires soulevés par cette zoonose sont appréhendés par les parties prenantes en région Nouvelle Aquitaine .
Le recours à l’anthropologie pour révéler comment les éleveurs appréhendent la fièvre Q
Face aux difficultés récurrentes rencontrées par les autorités sanitaires « pour agir », malgré l’appui des experts, les chercheurs impliqués dans le projet EXPAIRCOX se sont tournés vers les sciences humaines et sociales pour comprendre comment cette maladie est appréhendée par les différentes parties prenantes. En effet, comment proposer des mesures de gestion adaptées aux situations de terrain si la façon dont celles-ci sont vécues par les personnes directement concernées n’est pas prise en compte dans les préconisations ? Il est donc apparu essentiel de s’intéresser au point de vue des éleveurs, qui sont directement affectés par la fièvre Q et concernés par la mise en place de mesures de prévention et de gestion.
Sur un plan méthodologique, l’anthropologie est apparue comme la discipline la plus appropriée pour « écouter » tous les points de vue, tenir compte « des différentes réalités », sans rapport de pouvoir a priori. Des enquêtes anthropologiques, « prenant au sérieux » lepoint de vue des éleveurs, ont donc été réalisées pour révéler les modes de relations que ces derniers entretiennent avec les microbes, et notamment Coxiella burnetii, à travers leurs pratiques. Ces enquêtes ont été conduites au sein d’élevages de petits ruminants, de statut infecté par la fièvre Q et/ou ayant des contacts avec du public ; elles ont par ailleurs été contextualisées par des entretiens complémentaires auprès de professionnels de l’élevage, la santé animale et la santé humaine et par une « observation participante » dans une réunion sur la fièvre Q organisée par un groupement technique vétérinaire en contexte de cas humains groupés.
que les éleveurs se perçoivent comme étant à la frontière entre deux « mondes » : un monde « A », basé sur la collaboration et le soin au vivant, et un monde « B » basé sur la gestion et l’administration du vivant ;
que les éleveurs appréhendent de manière très différente la situation sanitaire de leur élevage selon le degré de délégation qu’ils accordent au « monde basé sur la gestion et l’administration du vivant ».
La bande-dessinée, un outil pour créer un espace de réflexion commun à partir des enquêtes anthropologiques
Les résultats d’enquêtes anthropologiques permettent de révéler que plusieurs savoirs et expertises sont en présence et travaillent ensemble. Mais ces résultats ne sont pas nécessairement compréhensibles pour tous quand ils sont présentés dans un rapport ou un article scientifique. C’est pourquoi, nous avons appliqué l’adage « un dessin vaut mille mots » et fait le choix de résumer les principaux résultats d’enquêtes sous la forme d’une bande-dessinée (Voir extraits ci-dessous).
Cet outil graphique facilite en outre la « mise en symétrie » des acteurs, c’est-à-dire qu’il permet de lisser les rapports de domination entre « ceux qui savent » (les experts) et les autres, ceux qui prescrivent et contrôlent (sous mandat de délégation) et ceux qui sont censés ne pas savoir et doivent suivre ce qui leur est prescrit. De plus, la pensée visuelle renforce la puissance des messages en s’adressant à la fois à notre cerveau rationnel et émotionnel. Ainsi, la bande dessinée devait permettre à chaque acteur de prendre connaissance des résultats d’enquêtes anthropologiques avant de se rencontrer pour réfléchir collectivement aux problématiques soulevées.
Le design sous forme de « jeu », un outil pour passer de l'enquête à la mise en travail entre les parties prenantes
Nous avons par ailleurs fait appel au design d’action publique pour concevoir, sur la base des résultats d’enquêtes anthropologiques, un « espace de travail et réflexion commun » permettant de passer de l'enquête à la mise en travail entre les parties prenantes. En effet, ce passage suppose un design, c'est-à-dire la conception d'un dispositif activable collectivement selon une méthode, permettant de rendre compte des enjeux, des pratiques et des objets avec lesquels chaque acteur est en prise, de façon éventuellement contradictoire voire incompatible avec les autres. Ce dispositif a pour visée de vivre une expérience permettant de dégager ensemble les conditions d'une gestion commune.
Quatre années de travail ont été nécessaires entre la réalisation des premières enquêtes socio-anthropologiques auprès des acteurs de terrain en 2019 et la finalisation d’une première version du dispositif ZOOJEU testée le 4 mai 2023 à Prahecq à proximité de Niort. Cette journée a réuni 23 participants : 4 éleveurs de chèvres, 12 professionnels de la santé animale (Anses Niort, GDS 79, GDS 85, GDS Poitou, laboratoire Qualyse, vétérinaires praticiens, GDS France, Direction scientifique Anses, Institut de l’Elevage), 5 professionnels de la santé humaine (MSA Poitou, MAS national, SPF Nouvelle Aquitaine, ARS 79, CHU Niort) et 1 « patient-expert ».
L’expérimentation était bâtie sur un « jeu sérieux », structuré et mis en forme par un designer. Trois équipes, regroupant chacune des acteurs de santé humaine, de santé animale et des éleveurs, avaient pour objectif de dépasser une situation de crise liée à la fièvre Q et de trouver une voie commune pour en sortir.
Le dispositif matériel du jeu était articulé autour d’une suite de plateaux de jeu, propre à chaque équipe, de grande taille, spécialement élaboré à partir des divers résultats d’enquêtes préalables, ainsi que de figurines, à disposer et déplacer sur les plateaux, représentant toutes les entités du monde des éleveurs : depuis les prairies jusqu’aux textes réglementaires, en passant par les bactéries, tout élément peuplant le monde des éleveurs était représenté et pouvait être mobilisé grâce à ces figurines, très nombreuses. Les enquêtes anthropologiques avaient montré que lemonde des éleveurs comme celui des experts ou des chercheurs, étaient peuplé d’entités, parfois communes, souvent distinctes, propres à l’expérience de chacun : l’originalité de la démarche était alors de pouvoir rendre compte de cela, en les rendant visibles et manipulables en présence des autres
Au sein de chaque groupe, une suite de plateaux de jeu permettait à l’équipe d’évoluer autour de l’irruption d’avortements dans le troupeau de ruminants choisi. Dans un premier temps, il s’agissait de poser le cadre de la ferme, fictive ou non, de l’éleveur présent dans l’équipe sur un premier plateau, à l’aide de figurines : type de cheptel, mode de production, type de production, type de marché, etc. Ensuite, l’irruption de l’évènement « survenue d’avortements » engendrait une modification des entités présentes dans la ferme. De nouveaux acteurs interviennent, certaines entités de la ferme sont affectées, la survenue de la fièvre Q perturbe la ferme et redistribue les entités d’une autre manière (image ci-dessous).
Chaque équipe mobilisait ou non ces nouvelles entités, ce qui donnait lieu à d’intensesdiscussions et négociations entre les acteurs présents : chacun à partir de sa propre perspective, les acteurs devaient échanger sur leur manière de voir et de faire pour établir ou non une vision commune de ce qui se déroulait dans la ferme et parvenir à proposer des pistes pour une meilleure gestion de la maladie, réellement efficace car tenant compte des perspectives et expertise de chacun.
Un succès pour cette journée d’expérimentation avec les parties prenantes
Les échanges lors de cette journée ont été passionnants et nourris. Ils ont permis des prises de conscience au sein des équipes : comprendre la perspective d’un malade ou d’un éleveur par exemple peut permettre de repenser la manière de concevoir les options de gestion de la maladie. De la même façon, échanger autour de la question du risque permet de comprendre pourquoi les actions engagées par les uns et les autres diffèrent, et permet de repenser une notion de risque qui soit partagée.
L’engagement et l’enthousiasme de tous les participants ont été explicitement reliés à un besoin de discussion collective autour de ces questions : en se connaissant et en reconnaissant les besoins et expériences de chacun, les stratégies de gestion de la maladie s’ancrent alors dans une réalité comprise et partagée par tous, les rendant plus efficaces et respectueuses de chacun.
Les enseignements de cette expérimentation sont nombreux. Sur la gestion de la fièvre Q spécifiquement, on retiendra le besoin de poursuivre les échanges autour de la nécessité d’une vision partagée du risque et autour de la question des asymétries de positions liées au cadre juridique et réglementaire. Ce besoin de continuer l’échange et le travail autour de la gestion de la fièvre Q est aussi prégnant dans la volonté de construire une instance idoine qui le permettrait, avec dans un premier temps, la mise en place d’un groupe de travail dédié. Au-delà de la fièvre Q, l’expérimentation a permis de tester le dispositif et, au regard des résultats très positifs, de confirmer son potentiel en tant qu’outil efficace et respectueux, dans de nombreuses situations.
Les perspectives du dispositif ZOOJEU
Lors de la journée, la constitution d’un groupe de travail a été décidée pour poursuivre dans la durée les échanges des parties prenantes participantes et travailler collectivement pour que les propositions issues de l’intelligence collective puissent être expérimentées dans le territoire concerné. Au-delà de cette mise en travail avec les acteurs présents le 4 mai, les perspectives du dispositif sont par ailleurs nombreuses. En particulier, ZOOJEU apparaît comme outil pédagogique particulièrement pertinent à tester et utiliser en lycée agricole. Plus globalement, l’approche ZOOJEU constitue un outil pour asseoir un récit commun avec une perspective de démocratie sanitaire potentielle dans d’autres situations de conflits/crises/incompréhensions entre les mondes, sur la question des zoonoses mais aussi d’autres problématiques, sanitaires ou non. Des démarches sont en cours pour obtenir des financements qui permettront de concrétiser ces différentes perspectives.
Le Collectif ZOOJEU
Le collectif de recherche ZOOJEU est composé d’une épidémiologiste (Elsa Jourdain, vétérinaire épidémiologiste à INRAE), d’une anthropologue (Emilie Ramillien, anthropologue au laboratoire de recherche associatif Origens Media Lab), d’un designer (Xavier Fourt, designer de recherche et d’action publique, membre du collectif d’artistes Bureau d’études), d’un sociologue (Patrice Cayre, sociologue membre du collectif Reso’them de la DGER, rattaché à l’UMR Territoires et à Origens Media Lab), d’une microbiologiste (Élodie Rousset, responsable du Laboratoire National de Référence de la fièvre Q animale à l’Anses). Les membres du collectif ZOOJEU n’ont aucun conflit d’intérêt.
Remerciements
Nous tenons avant tout à remercier grandement les personnes enquêtées et les participants à la journée du 4 mai. Nous remercions également celles et ceux qui ont contribué de près ou de loin à l’organisation des enquêtes anthropologiques et la préparation de la journée ZOOJEU, en particulier :
à l’ARS Nouvelle Aquitaine – Raquel Ceniceros, Renaud Pouget, Christine Ribreau, Maxime Robert
à INRAE – David Abrial, Vanessa Boissery, Marie Brossier, Delphine Caray, Jocelyn De Goër De Hervé, Nathalie Gandon, Sabrina Gasser, François Johany, Roxane Jupin, Isabelle Lebert, Philippe Lecomte, Caroline Mignon-Falize, Didier Richard, Cyrille Rigolot
aux GDS – Ghislain Audusseau, Lucas Calvignac, Pauline Chaigneau, Manon Delalande, Nicolas Ehrhardt, Kristel Gache, Alice Jardin, Raphaël Lamoth, Karine Sommier
à l’Anses – Christophe Aubert, Marc Tabouret, Jaquemine Vialard
à l’Université Fédérale de Santa Catarina (Brésil) – Jeremy Deturche
les étudiants et encadrants du Master 2 Politiques publiques et gouvernements comparés impliqués dans les groupes de travail sur la fièvre Q l’année 2021-2022
Ce projet a bénéficié de financements de l’Agence régionale de santé Nouvelle Aquitaine et de la Direction de l’Appui aux politiques publiques d’INRAE.
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